Le cuisinier, passeur des sens et du sens

Geneviève Sicotte

Qu’est-ce qui fait qu’un cuisinier arrive à préparer un repas qui, selon les mots de Claude Lévi-Strauss, soit non seulement « bon à manger », mais « bon à penser », doté de saveur et de sens?

Qu’elle se pratique dans un restaurant étoilé ou dans le quotidien familial, la cuisine peut être considérée à partir des ingrédients et des techniques sur lesquels elle se fonde; elle peut aussi se codifier en référence à des paramètres nutritionnels ou scientifiques, à des contraintes économiques ou écologiques, à des codes esthétiques ou à des traditions. Bref, dans ses variantes les plus humbles comme les plus élaborées, elle est un savoir touchant à de multiples dimensions de la vie.

Gastronomie québécoise et patrimoine

Pourtant, la vérité de la cuisine semble être ailleurs que dans ces aspects techniques. Où qu’il mette l’accent, quels que soient les savoirs sur lesquels il s’appuie, le bon cuisinier fait de son geste un don, et sa cuisine est toujours enracinée dans une relation à autrui. Faire à manger, c’est penser à la subsistance, à la santé, au bien-être, au plaisir de l’autre. Un geste nourricier. Si l’on voit les choses sous cet angle, le cuisinier n’est pas seulement un transformateur de ressources, aussi savant et créatif soit-il : c’est un passeur, au sens quasi initiatique du terme, par lequel s’opère de l’échange, par lequel se crée du sens. Il est un médiateur entre un aliment et celui qui le reçoit, un artisan qui transforme et met à la portée de son convive l’univers de la sensorialité et du concret. Pour être doté de sens, le geste du cuisinier doit s’appuyer sur cette générosité, être porté par le surplus d’énergie qu’est le don – que celui-ci s’exprime par le soin et l’attention aux détails, par la surprise d’un plaisir inattendu, par la sublimation des saveurs et des textures, par la force du rituel et de l’histoire, par l’honnêteté et le respect de l’aliment.

Et à l’autre bout de cette relation, bien consommer le repas que quelqu’un a cuisiné, c’est recevoir et accepter le surplus de valeur non quantifiable et non remboursable que le don produit. Le mangeur, s’il est authentiquement engagé dans la relation conviviale, doit accepter d’être redevable. Sa gratitude scelle un lien, indique que le passage, toujours au sens initiatique du terme, a eu lieu.

Il y a donc ici bien plus que des gestes utilitaires : il y a un échange mystérieux, du fluide humain et culturel qui circule entre les gens attablés. Privée de cette dimension relationnelle et interpersonnelle, la cuisine meurt. Elle devient un fast-food qui engraisse les chairs mais ne saurait nourrir l’âme, et qui laisse alors inévitablement les désirs en plan, le mangeur affamé et le cuisinier solitaire.

Or dans le monde qui est le nôtre, la dimension de don reliée à la cuisine et au repas est souvent oubliée, occultée, marginalisée. Nous avons l’impression (à tort ou à raison, mais dans le domaine de l’imaginaire cela importe peu) que notre rapport à l’aliment manque de sens. Nous achetons des aliments transformés que nous apprêtons à peine, nous mangeons au restaurant de manière impersonnelle, et la gratuité du don peine à s’exprimer dans ces prestations marchandes. Est-ce pour compenser cela que la cuisine nous obsède? Collectivement, nous n’avons jamais tant acheté de livres de recettes et écouté d’émissions traitant de gastronomie. Mais nous ne cuisinons pas plus ou mieux pour autant. Nous sommes devant nos écrans, hypnotisés par la performance répétée d’un rituel dont nous avons perdu les clés, à essayer de le comprendre et de le réapprendre. J’incline à penser qu’il y a dans cette obsession l’expression d’une quête : quête de concret, de sensorialité, de lien à autrui et de temps partagé, tout cela passant par des mets donnés et reçus. La cuisine incarne une forme d’idéal humain, social et relationnel dont nous nous sentons privés. Rien de surprenant à ce qu’elle devienne, en nos temps incertains, une valeur-refuge.

Mais on le sait, les valeurs-refuges peuvent facilement baliser des zones de retrait, mener à des régressions et à des démissions envers le monde. Comment la cuisine et la gastronomie peuvent-elles échapper à cette réduction? Quels cuisiniers et quels mangeurs pouvons-nous devenir pour accompagner le fleurissement des sens et du sens?

Quelques idées, lancées en vrac, comme une liste de résolutions… Éviter de surfer sur les vagues éphémères du foodisme ou de la gastrolâtrie. Affronter plutôt les enjeux politiques, environnementaux ou économiques de l’alimentaire, mais par le biais subversif du plaisir et du don. Écouter la voix de la simplicité, de la retenue, du partage. Repenser aux traditions et aux rituels, les dénouer et les renouer, les bricoler pour les réinstaller dans nos imaginaires. Laisser parler les sens, les éveiller, leur donner matière à s’émerveiller en les plongeant dans le foisonnement du concret. C’est cela que la cuisine peut aider à faire. Il y a là tout un beau programme, encore largement devant nous!

Geneviève Sicotte est professeure agrégée au Département d’études françaises de l’Université Concordia. Elle est directrice de l’antenne Concordia de Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Spécialiste de la littérature du XIXe siècle français, elle s’intéresse au thème gastrono­mique ainsi qu’aux représentations du luxe et de l’économie dans la littérature.

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